Folio, Littérature étrangère, poche, Romans

Mr Wilder et moi, de Jonathan Coe, Folio

Alors qu’elle accompagne l’une de ses filles à l’aéroport, Calista est très émue : difficile de voir son bébé d’une vingtaine d’années quitter l’Angleterre pour la lointaine Australie. Celle-ci lui demande, amusée, si sa propre mère a réagi ainsi lorsqu’au même âge Calista s’est envolée d’Athènes pour un été en solitaire et sac au dos aux Etats-Unis. Cette question suffit à faire resurgir les souvenirs d’une rencontre improbable et déterminante pour l’avenir de Calista : le grand cinéaste Billy Wilder. Rien ne la prédestinait à croiser sa route ni à embrasser une carrière de compositrice de musique de films et, pourtant, cet été a tout changé. A la faveur d’un rendez-vous étrange, d’un bâillement, de coordonnées griffonnées sans espoir d’une nouvelle rencontre et, finalement, d’un coup de fil inattendu l’appelant comme interprète sur le tournage d’un film réalisé par Billy Wilder sur une île grecque, la vie de Calista va basculer.

C’est toujours un plaisir de lire Jonathan Coe, ce le fut encore. A peu près aussi ignorante que Calista en matière de cinéma, j’ai aimé me glisser dans ses pas à la découverte de la personnalité de Billy Wilder, maître du cinéma américain des années ‘50 et ’60. D’origine autrichienne, exilé en 1933, en raison de la montée du nazisme, d’abord en France puis aux Etats-Unis, Billy Wilder sera marqué toute sa vie par l’horreur de la guerre qui lui aura volé sa mère : il ne la reverra plus jamais après son départ. Il est aussi pétri d’Europe, même si sa carrière se déroulera principalement aux Etats-Unis. Les touches d’humour de Jonathan Coe et de Billy Wilder (citations référencées en fin d’ouvrage) agrémentent cette déambulation fascinée de la jeune Calista dans un milieu qu’elle découvre et de de la Calista d’aujourd’hui dans ses souvenirs de jeune femme. Un roman sur le temps qui passe, sur la transition entre générations, sur la capacité ou non de se réinventer et celle d’accepter la fin d’une époque et l’avènement d’un nouveau monde.

Folio

Pense aux pierres sous tes pas – Antoine Wauters – Folio

Pense aux pierres sous tes pas : cette injonction singulière, presque bizarre – on n’y pense guère, sauf à trébucher ou à les sentir meurtrir nos pieds – en dit beaucoup sur l’esprit du roman, et le ton est donné dès la première page : « On n’en a rien à foutre d’être payés. On voulait le faire parce qu’on ne dit pas assez que les ombres peuvent être terrassées. Et qu’on a tous besoin de clarté. » On renchérit volontiers, en 2021 …

C’est un roman plein de verdeur et de vigueur qui est annoncé là, un roman où l’on n’a peur ni des mots ni des choses, où l’on s’affirme et revendique. Promesse tenue, qu’il s’agisse des personnages, de l’intrigue ou de la langue.

Antoine Wauters nous raconte l’histoire de deux jumeaux, Marcio et Leonora, la narratrice – en alternance avec des passages relatés par son frère. Ils vivent dans une ferme, dans un pays jamais nommé, toujours sous le joug d’un dictateur et d’ambitions modernisantes et qui ressemble à l’Italie. Leurs parents sont pauvres et la vie est rude – mais pas autant que leur père. C’est une vie vouée au travail et vouant la vie de l’esprit et du cœur aux marges sombres et aux limbes. D’ailleurs, en fait de marges obscures et de père, celui-ci est, à l’égard de celles-là, clairvoyant : il a toujours soupçonné quelque trouble entre ses enfants, et c’est bien le trouble qui se fomente en eux, entre eux, et qui provoquera l’ire du père et leur séparation. La narratrice, qui a le feu au ventre, comme le montrera la suite de l’histoire, est envoyée chez Zio Pepino, et Marcio reste avec leurs parents – jusqu’à ce qu’il décide de s’en aller pour retrouver sa sœur …

On lit ainsi le récit de leur adolescence, ardente pour Leo, ardue pour Marcio. Puis le livre prend, peu à peu, une autre tournure : ce qui se fomente aussi, sur un autre plan, c’est, après un durcissement du régime, la révolte et le rêve d’une autre vie, d’un autre monde.

Pense aux pierres sous tes pas est un roman qui prend – là, dans le ventre. On est happé par la fougue et la rage de la narratrice, par la violence, par le désir et les pulsions qui sourdent et éclatent, par les questions et les événements politiques, aussi – la critique du travail et du profit comme seuls horizons, et un grand grabuge qui donne à penser … On est emporté aussi par « cette langue qui n’[est] pas autre chose qu’un chant », une langue du refus et de la tête haute, qui amplifie et approfondit la vie. Il y règne aussi une allègre amoralité, un appétit féroce de vie et de liberté, une ardeur inextinguible, quelque chose de révolté et de foutraque qui réjouit tripes et cœur. À lire !

Delphine

Folio, Littérature étrangère

Ásta – Jón Kalman Stefánsson – trad. Eric Boury – Folio

Ásta, mais aussi Helga et Sigvaldi, Jósef, … : des êtres comme nous, orant et errant, dont Stefánsson raconte les vies bancales et un peu ratées, les espoirs éteints et perdus, les amours ardentes et brisées – ou manquées.

Comme sa mère Helga, qui n’est pas immunisée contre la routine et à qui, à l’instar de Margrét, il tarde tant de vivre, Ásta, née au début des années 1950 et baptisée d’après une héroïne de roman, a le rêve plus grand que la vie. Elle est « né[e] sous le signe infâme de l’amour » – pour reprendre les mots d’Hélène Picard, une poétesse oubliée que chérissait Colette – puisque son prénom, à une lettre près, signifie ce à quoi, comme sa mère, elle échoue, ce qu’elle semble souvent chercher là où il ne se trouve pas, ce qu’elle souille et gâche tout en le vénérant : l’amour.


On la suit, cette âme fêlée, de l’enfance à l’âge adulte, de l’Islande à Vienne, dans un récit qui pourra peut-être, parce qu’il entremêle les époques, passe d’un personnage à un autre, d’une histoire à une autre – y compris celle du narrateur – et est scandé par des lettres d’Ásta à un amour perdu, sembler décousu – mais n’est-ce pas le cas de toute vie, ou de toute histoire ? Et n’est-ce pas ainsi, par tours et détours, aller et retours, que se trame la mémoire, que se tissent et se détissent nos souvenirs, que marche le Temps ? C’est en tout cas ce que suggère l’auteur, pour qui « il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire ».

Stefánsson nous parle ici encore de l’impossibilité d’aimer – et de ne pas aimer – et nous dit combien il est ardu de vivre, surtout « quand aucun chemin ne mène hors du monde », « qu’un seul et même chemin mène au désespoir et au bonheur » et que la vie semble s’ingénier à nier nos désirs, à contrarier nos aspirations. Comme dans Les poissons n’ont pas de pieds ou Entre ciel et terre, le narrateur émaille son récit de considérations à la fois péremptoires et désinvoltes, graves et légères, qui peuvent sembler banales mais sont justes et témoigne d’un certain regard sur l’existence et les hommes, à la fois tendre et aiguisé, attentif aux choses infimes et d’une sensibilité vive et subtile : « Une nation qui a perdu sa langue pourrait tout aussi bien s’exiler sur la lune ! », « Certains mots portent en eux un séjour en enfer » …

Ces thèmes, ce ton et un style plein de viridité dotent les récits de Stefánsson d’un charme puissant que son âpre lucidité, qui n’est pas exactement, ou pas seulement, du pessimisme, ne ternit pas le moins du monde – au contraire : même si « elle est assez longue et laide comme ça, l’aventure de la vie », il nous rappelle aussi, livre après livre, qu’« il est délicieux d’exister » – et qu’il est au moins aussi délicieux de le lire.

Delphine

Folio

Des trottoirs et des fleurs – André Dhôtel – Folio

Il semble qu’on ait oublié André Dhôtel … Il est certain qu’on a tort ! Il a écrit une quarantaine de romans, des nouvelles et des poèmes. Tous sont désuets, inactuels et intemporels à la fois, et dotés d’un charme subtil mais puissant. La plupart sont épuisés, mais il en reste quelques-uns qu’on peut encore se procurer, dont Des trottoirs et des fleurs.

Léopold et Cyrille sont, comme la plupart des personnages de cet écrivain, des propres à rien. L’un est féru de peinture et l’autre de littérature ; tous deux passent pour des artistes en devenir, parce qu’ils ne sont pas dépourvus de talent. Or ce sont des rêveurs, qui ne se soucient pas de travailler mais d’errer en quête d’on ne sait quoi – miracle ou merveille. Ils se passionnent pour des riens, pour des combinaisons bancales vouées à l’échec, et pour deux jeunes filles : Clarisse et Pulchérie. L’une et l’autre sont intraitables et sauvages, impulsives et imprévisibles – comme beaucoup de jeunes filles chez Dhôtel – et en même temps sages et soucieuses de s’installer. Un mariage a lieu entre Pulchérie et Léopold, mais l’affaire tourne mal et le jeune homme est mis à la porte comme un malpropre. Son tort est de ne pas se mettre sérieusement au travail. Ces dissonances n’empêchent pas l’amour – peut-être l’attisent-elles : ils se savent, se sentent, indissociablement liés, envers, contre et malgré tout.

Il y a aussi le père Amédée, qui aime broder des discours sans queue ni tête où surgissent parfois, par on ne sait quel hasard, des paroles sensées. Sa fille Clémence, sœur de Léopold, est une sorte de sainte, une bienheureuse qui accueille toute circonstance avec un sourire paisible. On croise enfin, dans Des trottoirs et des fleurs, un collectionneur et un brocanteur excentriques, tous deux pris dans les rets d’une jeune aventurière nommée Marina.

Ces personnages sont attachants mais aussi inspirants : ils sont singuliers et, comme nous tous, paradoxaux, ce qui les rend complexes, justes et vivants : leurs sentiments et leurs aspirations se heurtent sans cesse à la réalité, ils buttent contre les obstacles les plus triviaux, mais ils ne renonceraient pour rien au monde à leurs manies. En outre, ils sont libres et n’en font qu’à leur tête – ou leur caprice. Ils incarnent une conception poétique de l’existence et un rejet de certaines convenances, valeurs et idéologies dominantes : carrière, réussite et situation sociale, par exemple, sont de vains mots et de vaines choses chez Dhôtel – la vie est ailleurs ! Ni le rationalisme ni l’utilitarisme ne sont valorisés en son monde, et la morale n’y a pas cours, pas plus que le bien ou le mal. On peut déceler aussi une sorte d’anarchisme, existentiel plutôt que politique, sans système.

Ce que raconte ce roman, écrit dans un style simple et sobre, ce sont des amours mouvementées, une amitié indéfectible, des intrigues embrouillées, des rebondissements et des retournements de situation inattendus, des courses et des vagabondages. Et toute la magie de Dhôtel tient à la façon dont il le raconte.

Cette manière, qui lui est propre, c’est un art de transfigurer la banalité de l’existence, mélange de sans façon, d’acceptation tranquille et légère, et d’intérêt passionné. Roman après roman, Dhôtel s’attache, selon ses termes, à « explorer le domaine étonnamment secret de la banalité », le réel dans ce qu’il a de plus concret, de plus quotidien, de plus insignifiant – c’est-à-dire qu’il sonde, avec une attention fervente, le mystère des choses et des êtres, leur étrangeté foncière. Et ce faisant, il rend, par une alchimie puissante, la banalité merveilleuse – c’est-à-dire qu’il nous apprend à regarder autrement les choses réputées banales. Il y aurait bien davantage à dire sur Dhôtel, en qui Mauriac voyait « le créateur du plus étrange de nos univers romanesques », mais cela suffira, je l’espère, à vous montrer qu’il ne faut pas oublier André Dhôtel, dont la « redoutable » simplicité – ainsi que la qualifiait Henri Thomas – masque une profondeur moirée, une richesse qu’on ne soupçonne pas au premier abord. Puissiez-vous, si ce n’est pas déjà fait, entreprendre un voyage dans le Dhôtelland, ce pays singulier dont on ne revient jamais.

Delphine