Le Mot et le Reste, Littérature québécoise, Romans

Pas même le bruit d’un fleuve, Hélène Dorion, Le Mot et le Reste

Allongée sur le dos, les bras en croix, ouverts comme des voiles légères à la surface de l’eau, la tête immergée, Simone n’entend plus que le bruit sourd du monde. C’est le son des souvenirs, des voiles déchirées, des mâts cassés, les vagues trop hautes qui broient les navires. Elle se met à réciter spontanément un poème qu’elle a recopié dans un cahier :

Homme libre, toujours, tu chériras la mer !

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

[…]

Simone s’abandonne à ce paysage incertain, mais une vague plus forte la fait basculer. Lorsque son corps se met à couler dans l’obscurité, elle se cambre, d’un coup de reins elle remonte et se retourne sur le dos. Les yeux ouverts, elle regarde le ciel rempli d’écume, se dit que la nuit ne finira pas, le son des souvenirs viendra la percuter encore longtemps. Ce ciel n’a rien d’une promesse. Simone ne sent plus ses bras, plus ses jambes, elle se laisse dériver en espérant échouer sur un écueil.

Nous sommes en 1949. Près de 70 ans plus tard, sa fille Hannah écrira :

Un jour j’ai vu ma mère entrer dans la mer comme si elle enlaçait un corps aimé, comme si les coups violents des vagues contre ses hanches étaient ceux d’un amant auquel elle s’abandonnait. Pour elle, l’eau n’était pas glaciale, le soleil ne brûlait pas sa peau. Le vent balayait ses cheveux, révélait la beauté de ses traits et la forçait à ancrer ses pieds plus profondément dans le sable. Son regard cherchait-il quelque chose au bout du vide, attendait-elle que la mer rejette des débris reparus à la surface comme le son des souvenirs ? Alors, ma mère redevenait pour moi une inconnue.

Que connaît-on de ses parents ? de leurs joies et de leurs tourments intimes ? de leur existence avant nous, voire malgré nous ? Toute sa vie, Simone est restée inaccessible à Hanna, murée dans le silence, dans des regards perdus au-delà des flots, les oreilles assourdies du son des souvenirs. A sa mort, Hanna retrouve des photos, des carnets, des coupures de journaux. Elle découvre l’histoire de sa mère, la jeune femme qu’elle fut avant sa naissance, le récit d’un amour et d’une souffrance immense.

Par-delà la mort, Hélène Dorion tisse les liens entre ces deux femmes en remontant les fils de leur histoire familiale, en dénouant les nœuds avec patience et délicatesse. Quel secret les unit et les éloigne inexorablement l’une de l’autre ? Quelles douleurs, parce qu’elles sont tues, se transmettent de génération en génération, comme une fatalité ou une loyauté à toute épreuve, jusqu’à se priver de vivre sa propre vie ? Et comment les mots et, singulièrement, la poésie, peuvent être une clé pour avancer, guérir, se réconcilier et se libérer, enfin, peut-être ?

A travers, l’histoire particulière d’Hanna et de Simone, Pas même le bruit d’un fleuve touche à l’universel : une belle réflexion sur cette difficulté, voire cette impossibilité, de rencontrer l’homme ou la femme au-delà du père et de la mère, et réciproquement d’être reconnu en tant qu’individu au-delà de son statut d’enfant. Comment percer la carapace ? comment se rencontrer d’homme à homme, de femme à femme, d’individu à individu, au-delà du rôle familial et de la hiérarchie des générations ? Qu’est-ce qui, de l’histoire de l’autre, nous appartient aussi un peu, tout en nous restant étranger ?

Nadège