Actes Sud, Cherche midi, littérature belge, Romans, Société

Deux livres de littérature de l’imaginaire

Les lectures de Laurence

Les Reines d’Emmanuelle Pirotte, collection Cobra des éditions Le Cherche Midi.

C’est un roman qui mérite de rester en librairie longtemps. J’ai beaucoup aimé cette histoire d’amour contrariée sur fond d’épopée dans un monde qui a vécu l’apocalypse et donc les règles de société sont désormais édictées par des Reines. J’ai été happée par cette lecture et l’écriture d’Emmanuelle Pirotte n’y est pas pour rien car il n’y a aucun temps mort. Les personnages sont attachants, les aventures sont prenantes. Une belle lecture que je conseille vivement.

Du grand spectacle combiné à des enjeux Shakespeariens Sur les ruines de nos civilisations, un nouveau monde s’est bâti. L’humanité a renoncé au progrès matériel et retiré au sexe masculin ses anciens privilèges. Les royaumes sont désormais gouvernés par des femmes, autant de Reines que l’épreuve du pouvoir révèle parfois autoritaires et souvent rivales. Dans ce monde aux immenses espaces sauvages, des groupes de nomades, artisans, chasseurs et comédiens se croisent sur les vestiges des routes d’autrefois.
Parmi ces communautés, celle des Britannia, où les jeunes Milo et Faith brûlent d’un désir réciproque et néanmoins interdit. Leur attirance va provoquer le bannissement de Milo. Commence alors pour le jeune homme une longue errance à travers les terres du Nord ; mais si Milo espère retrouver Faith, il n’imagine pas combien son voyage obéit aux lois de la destinée – ce grand compas qui, toujours, nous entraîne vers nos origines.
Sous la surface agitée de l’épopée, Emmanuelle Pirotte installe le décor et les enjeux de la tragédie antique. Jalousies, tensions amoureuses, filiations cachées, prophéties et voeux de vengeance électrisent les personnages qui se donnent à toutes les passions. Et l’on retrouve enfin, loin des potions prudentes et morales, la plus aberrante et la plus formidable des littératures.

Les imparfaits de Ewoud Kieft, collection »Exofictions » des éditions Actes Sud

Alors que le roman de d’Emmanuelle Pirotte met en scène un monde qui a subi l’apocalypse obligeant les humains à vivre et survivre dans une nature hostile sans l’aide de la technologie, le postulat de Ewoud Kieft est tout autre.

2060. Le réchauffement climatique est passé par là, le capitalisme sauvage a réduit une bonne partie de la population au déclassement social mais l’intelligence artificielle s’est imposée dans la vie des hommes. IA est à la fois, guide pratique, coach de vie pour le travail ou en amour, elle vous permet d’accéder à vos jeux, à l’information en continu (mais seulement celle qui vous intéresse), elle surveille vos faits et gestes et vous donne sans cesse des conseils. C’est même bien plus que ça pour beaucoup, c’est une confidente qu’on appelle GENA.

Cas, un homme d’une trentaine d’année qui vit avec cette intelligence depuis son adolescence, Mais un jour Cas disparaît des radars de GENA qu’il a désactivé. Il a abandonné son appareillage qui le reliait au reste de cette société hypercontrôlée et a rejoint une caste dissidente appelée « Les Imparfaits ».

Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment Gena n’a-t-elle pas compris se qui se tramait dans la tête de Cas ? Gena doit rendre des comptes aux autorités et elle s’interroge, en se remémorant la vie de Cas, sur ce qui a bien pu le pousser à déserter cette vie pourtant si bien réglée et si facile.

Un roman édifiant et très prenant qui pose de bonnes questions sur cette intelligence artificielle qui entre de plus en plus dans notre vie. Que voulons-vous en faire ? Jusqu’où voulons nous laisser cette IA interférer avec nos vies ? Comment garder notre libre-arbitre et notre esprit critique.

Une très bonne lecture que je vous conseille vivement.

écosociété, Littérature québécoise, poche, Société

Le virus et la proie, Pierre Lefebvre, écosociété.

Le virus et la proie. Le lecteur comprendra le sens de ce titre à la fin de cet opuscule, la lettre de « quelqu’un possédant peu » à « quelqu’un qui possède beaucoup ». Un texte intense qui donne voix à l’impuissance et à la colère que nous pouvons tous ressentir face à une forme d’inhumanité du pouvoir et à l’impossibilité de trouver un lieu et un langage commun d’échange. On l’imaginerait bien au théâtre.

« Comment voulez-vous à ce moment-là que je parle avec quelqu’un qui se sert de tout, tout le temps. Surtout quand il n’y a pas de lieu, aucune institution, où il pourrait nous être donné de parler d’égal à égal. En pleine démocratie – parce qu’on est en démocratie, on n’arrête pas de le répéter, on est des démocrates, nous autres, on n’est pas des malades, des osties, des trous de culs –, en pleine démocratie, c’est quand même hallucinant de ne pas pouvoir trouver un seul endroit où il nous serait possible de nous croiser, monsieur, de nous reconnaître puis d’échanger comme du monde, je veux dire comme deux êtres participant, cahin-caha, à la même tâche impossible, intenable, celle de vivre.

C’est comme si tout était structuré pour empêcher une rencontre entre nous deux. Il n’y a plus d’institution, monsieur. Celles qui sont là n’en sont plus […] l’éducation n’éduque plus, elle passe le plus clair de son temps à tenter d’atteindre des pourcentages de diplomation ; la justice, elle, n’est plus qu’un pur rapport de forces et l’Etat, sous l’impulsion de la mondialisation, a tellement pris plaisir à se disloquer qu’il en a perdu sa souveraineté. Demandez-vous pas pourquoi les taux de participation aux élections s’amenuisent de fois en fois, plus personne n’y croit à vos carcasses vides. Je ne demande pourtant pas grand-chose. Je voudrais juste un espace où on se saurait liés les uns aux autres, et là non par le sang, le sol, la tradition, la foi, la volonté ou je ne sais quelle autre niaiserie, mais par le désarroi, l’humilité de se savoir humain, mortel et puis insignifiant, aussi. Je n’en vois pas, monsieur, d’endroits comme ça, d’endroits où il nous serait donné, à chacun d’entre nous, mais aussi à nous tous ensemble, d’être au monde ; d’être là, indéniablement, mais d’une manière inédite, autrement qu’à la job, que chez nous, dans notre char, le métro, le centre d’achats, notre lit. Mais un lieu comme ça, un lieu où être – juste ça, être –, je ne sais même plus si c’est possible, collectivement, d’en rêver un. »

Enquête, Les Arènes, Société

Nos pères, nos frères, nos amis. Dans la tête des hommes violents, Mathieu Palain, Les Arènes

« Les violences faites aux femmes, c’est un truc qui t’intéresse ? » C’est à partir de cette question, posée par l’une de ses sources travaillant à la direction de l’administration pénitentiaire, que Mathieu Palain s’engage dans cette enquête sur les raisons qui poussent certains hommes à violenter leur femme. Assistant à des groupes de paroles auxquels des hommes jugés pour violence sont contraints de participer, Mathieu Palain s’attend naïvement à entendre des phrases comme « Bonjour, je m’appelle Mathieu et je frappe ma femme », mais c’est au déni, à l’auto-victimisation de ces hommes qu’il se retrouve confronté, des hommes en perte de repères, estimant que les femmes d’aujourd’hui ont acquis trop de libertés qu’elles ne parviennent pas à gérer, alors qu’eux-mêmes n’ont plus aucun droit. C’est aussi tout un système structuré par la violence dont il prend conscience et met au jour.

De ces témoignages, complétés par des rencontres avec des femmes victimes de violence, des psys et des accompagnants, Mathieu Palain a d’abord réalisé un podcast. Celui-ci a donné lieu à beaucoup de réactions, positives et négatives, à de nouveaux témoignages également : abordant, notamment, les violences perpétrées dans des milieux plus aisés que ceux qu’il avait pu rencontrer dans les groupes de parole.

C’est ainsi que Mathieu Palain poursuivra son enquête au-delà du podcast et décidera d’en faire un livre. Tout comme dans le passionnant Ne t’arrête pas de courir (désormais disponible en poche) consacré à un athlète doué condamné pour des cambriolages à répétitions, Mathieu Palain écrit à la première personne, nous emmenant avec lui dans son enquête, avec ouverture et nuance, mêlant empathie pour les personnes rencontrées et capacité à se (re) mettre lui-même en question, en tant qu’homme et en tant que journaliste. Un livre qui se lit d’une traite.

Actes Sud, Essais, L'échappée, Société

Questions de société : Stefano Boni et David Van Reybrouck

« Je ne crois plus, avec Voltaire, que l’imprudence soit « une sotte vertu ». Nous avons eu tort de supprimer la cheminée au nom du radiateur, d’avoir soldé nos bicyclettes sous prétexte qu’il y avait des autos, d’avoir négligé de faire, à côté de notre compteur à gaz et de notre compteur électrique, des provisions de bougies, voire de chandelles, de charbons divers et de cotrets. L’imprudence, apanage faussement brillant de l’homme, faisait dire au Cardinal qu’imprudence et misère étaient deux termes synonymes. Je pense en frémissant à certains immeubles que j’ai connus, du côté du parc Monceau, où l’on accédait aux étages uniquement par l’ascenseur. Tant de mépris à l’égard du vieil escalier de nos pères conduit tout droit à regretter l’échelle. Nous la regretterons – et ce sera justice. Nous aurions dû ne jamais cesser de nous exercer à nous servir de nos bras, de nos jambes et de notre tête exactement comme s’il devait être fatal, périodiquement, que nous fussions rendus à notre condition primitive d’hommes nus sur une planète sans confort.

Les prudents ont les dieux pour parents.

C’est un proverbe grec.« 

Extrait de la nouvelle « Prudence » dans le recueil Déjeuners de soleil, de Léon-Paul Fargue (1942).

Excellente mise en bouche avant de commencer Homo Confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, de Stefano Boni : un essai intéressant et subversif puisqu’il interroge une notion rarement remise en question, celle du confort, « devenue un idéal absolu ».

Mais que se cache-t-il derrière cette recherche éperdue de confort, de facilité, de moindre effort ? Le confort répond-il à la satisfaction de besoins réels ? Dans une certaine mesure, mais pas ou plus seulement : « Désormais, le confort ne sert plus seulement à satisfaire nos besoins réels, mais constitue le cœur d’une logique économique, sociale et psychologique dans laquelle notre sentiment de bien-être repose sur l’accumulation d’objets pratiques et sur le recours systématique à la technologie. » Par conséquent : « Le confort¨ […] offre une satisfaction qui nous assujettit : il génère des subjectivités plus fragiles politiquement, conséquence de l’individualisme et de la perte d’autonomie. »

De l’asservissement de la nature à la recherche éperdue du bien-être, en passant par la perte de nos savoir-faire et de notre expérience multisensorielle d’être au monde, Stefano Boni nous invite à prendre du recul par rapport à ce confort tant prisé. Comme il l’écrit dans la postface, en répondant aux critiques suscitées par la première édition du livre, son but n’est pas de renier le confort – ou un certain confort –, mais de le conscientiser, de l’interroger, de reprendre la main en se demandant individuellement, mais aussi – et surtout – collectivement ce que nous gagnons et ce que nous perdons au cœur de nos vies confortables. Car s’il nous épargne la fatigue, le confort nous endort. Et est-elle encore désirable, fait-elle encore réellement rêver, cette vie perpétuellement endormie ?

Homo Confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, Stefano Boni, L’échappée.

Autre invitation à nous interroger et à reprendre nos vies en main, la nouvelle publication de David Van Reybrouck : Nous colonisons l’avenir. Préoccupé par les questions écologiques, politiques, démocratiques, David Van Reybrouck émet quatre propositions visant à permettre au citoyen de s’impliquer de manière plus active et directe dans la transition écologique.

Nous colonisons l’avenir, David Van Reybrouck, Actes Sud.