Club de lecture, Le Tripode

Paresse pour tous, Hadrien Klent, éd. Le Tripode

Voici la dernière lecture commune de notre Club de lecture et autant dire que l’enthousiasme était au-rendez-vous pour ce livre iconoclaste.

Sous la forme d’un roman, l’auteur nous propose une réflexion sur le travail et le temps qu’on y consacre tout au long de notre vie. Son personnage principal, Emilien Long, est un prix Nobel d’économie français qui doit normalement sortir un nouveau livre mais, comme il le dit à son éditrice, il n’a pas très envie de faire un nième livre d’économie, il voudrait autre chose. Et justement, le confinement passe par là. Voilà Emilien, cloîtré dans son cabanon près de Marseille avec son ordi, son hamac et du temps devant lui. Justement, en général, du temps, il n’en a pas beaucoup entre ses conférences, ses cours, ses enfants et la maison à tenir. Cette pause forcée lui rappelle un livre paru à la fin du 19° siècle, Le droit à la paresse de Paul Lafargue, Emilien décide donc d’écrire en septembre 2020 une nouvelle version de ce livre  » Le droit à la paresse au 21° siècle ». Le livre devient immédiatement un succès. Emilien Long, qui n’avait pas pensé à ça, est convaincu par ses amis de créer un nouveau parti politique pour se présenter aux élections présidentielles de 2022. Le but de ce parti ? « Sortir d’un productivisme morbide pour redécouvrir le bonheur de vivre ». L’idée de base est que grâce à une journée de 3 heures de travail, le reste du temps pourrait être consacré au bien-être collectif. « Une France apaisée, salubre, sereine, produisant moins de biens inutiles, plus de sens et plus de bonheur ».

p 47 « Il va falloir (…) leur expliquer la différence entre paresse, la noble paresse, la riche paresse, et flemme., la molle flemme, la médiocre flemme. Leur dire que leur avenir ce n’est pas fumer des joints toute la journée pour célébrer Paul Lafargue, mais simplement d’inventer leurs choix individuels et collectifs, ce qu’il peuvent faire de leur temps libre – la paresse pour en tirer quelque chose de réel et pas pour le fuir, ce réel. La paresse dans un forme d’action. Ouvrir un espace, des espaces, et s’en servir pour remplir sa vie. La paresse comme une idée de la liberté, de la non-soumission aux contraintes du travail productiviste. »

Le début du roman est entrecoupé de quelques chapitres plus théoriques comme si nous lisions le traité d’Emilien Long et puis nous sommes réellement embarqués dans la création d’un nouveau parti politique et enfin dans la campagne à la présidentielle du héros. On se prend au jeu et la tension monte au fil du livre pour savoir si cet improbable candidat à la présidentielle française va gagner ou non le scrutin. Mais ça, à vous de le découvrir en lisant le livre !

Notre club de lecture est intergénérationnel, la benjamine a 23 ans et la plus âgée, aux alentours de 80 ans et pourtant ce livre a plu à presque tout le monde et surtout, nous avons eu les témoignages des deux plus jeunes du groupe qui nous ont dit qu’elles mettaient déjà ça en pratique et que leurs amis le faisaient également. Bien sûr, les indépendants du groupe ont objecté que ce serait difficile pour eux de renoncer à travailler pour servir leurs clients, si on ne répond pas, ils vont aller voir ailleurs. Oui, en effet, mais si tout le monde fonctionne ainsi, il y aura plus de travail pour tout le monde.

Pas facile d’entrer dans le postulat du livre mais rafraîchissant d’y penser en tout cas,

Voici les quelques commentaires des participants :

« C’est un roman qui donne de l’espoir, permet de voir vers quoi on veut aller », Fanny, 23 ans

« Amusant, ironie judicieuse » Nicole, 80 ans

« C’est un roman à thème et pourtant j’ai été pris par l’histoire ce qui n’est pas toujours le cas quand je lis ce genre de roman ». Philippe

« Ce livre m’a fait penser à une autre lecture : L’âge de la résilience de Jeremy Rifkin aux Liens qui libèrent ». Stéphane

« Un livre politique et pourtant on ne se dispute pas sur le sujet, incroyable ! Mais pour mettre cela en pratique, il va falloir changer les mentalités en commençant par soi-même ». Stéphane.

« livre atypique, je me suis laissée embarquer par l’idée, on a l’impression de marcher vers un avenir. » Audrey.

Voilà une lecture qui a plu et que nous vous conseillons vivement. Plus nombreux nous serons à l’avoir lu, plus vite on arrivera à une société apaisée ? Espérons.

Et si ça vous intéresse, l’auteur, qui utilise un pseudonyme, a déjà publié plusieurs livres.

Et qu’advienne le chaos en 2010, La grande panne en 2016 et 2020, et la suite de Paresse pour tous, intitulé La vie est à nous paru en 2023.

Le Tripode

De pierre et d’os – Bérangère Cornut – Le Tripode

Le chant d’Uqsuralik

Le roman s’ouvre sur une fracture : celle de la banquise, qui sépare Uqsuralik, jeune Inuit, de sa famille et de son enfance. Son père a tout juste le temps de lui lancer, par-dessus la faille, un maigre viatique : une peau, un harpon qui se brise et se perd dans l’eau, une dent d’ours en amulette. Armée du couteau en demi-lune qui n’avait pas quitté sa poche, bientôt rejointe par sa chienne Ikasuk et quatre jeunes mâles plus prédateurs que protecteurs, elle se met en route, aiguillonnée par la nécessité de survivre : d’abord trouver un abri et de la nourriture, et s’imposer comme cheffe de la meute pour ne pas finir dévorée. Ensuite, rejoindre d’autres Inuits pour entrer, un jour, dans une nouvelle famille. Puis devenir femme, amante, mère, et enfin chamane.

C’est une vie rude et rudimentaire que la sienne. Une vie régie par les saisons et les éléments, par l’alternance du jour et de la nuit. Une vie réduite à des préoccupations primaires : s’abriter, se garder du froid, chasser pour se nourrir et se vêtir. C’est une vie habitée pourtant, voire hantée, comme l’est le livre de Bérangère Cornut : le monde des Inuits, qui vivent en symbiose avec lui, est peuplé d’esprits qu’il faut honorer, à qui il faut obéir, dont il faut s’attirer les bonnes grâces et, parfois, se protéger, par l’intercession des chamanes et de talismans – ainsi l’esprit d’un animal qu’on vient de tuer doit-il être remercié de s’être laissé prendre. 

Si ce roman, récit d’une longue initiation, nous transporte et nous ravit, c’est d’abord parce qu’il est porté par la voix d’un personnage fort et singulier, qui se densifie, s’approfondit et se nuance au fil du récit : Uqsuralik. Elle raconte sans fioriture les vicissitudes de son existence, exprime sans effusions ni afféterie ses sentiments, décrit avec simplicité les gens et les lieux, les plantes et les bêtes, mais aussi ses songes et ses visions.

Cela tient ensuite à la manière dont l’auteure, qui s’est abondamment documentée au Muséum d’histoire naturelle de Paris, nous immerge dans la culture des Inuits, dans un mode de vie et une vision du monde très anciens et aux antipodes des nôtres. À travers Uqsuralik, elle décrit avec précision et force détails leurs habitudes et leurs mœurs, les gestes journaliers, les croyances et les rituels qui façonnent leur existence et lui donnent sens. Elle nous fait aussi entendre d’autres voix, dans une polyphonie qui donne corps et âme à l’univers inuit. Ces voix, ce sont celles des autres personnages mais aussi d’animaux, d’esprits ou de créatures mythologiques, dont les chants scandent le récit et l’animent de leur souffle. 

Ce charme opère enfin grâce à l’écriture claire et limpide de Bérangère Cornut, qui tire sa force et son pouvoir d’évocation de sa sobriété et d’images qui convoquent la faune et la flore, le cosmos et la vie quotidienne. Ainsi, quand Uqsuralik est à nouveau enceinte après une longue attente, elle dit sentir « une piqûre très délicate, comme une petit dent d’ours qui [lui] chatouillerait les entrailles par intermittence » et, à d’autres moments, « comme un éclat de glace flottant, qui chercherait absolument à percer la surface de [s]on ventre ». Elle nous fait ainsi sentir, tout au long du roman, l’intimité profonde et la relation instinctive qui l’unissent au monde – sentir à quel point nous sommes, nous, séparés du nôtre. Surtout, elle suscite, par petites touches, son univers, un univers lointain, étrange et étranger, qui nous devient peu à peu familier, sans rien perdre pourtant de sa foncière étrangeté, comme un mirage – ce qu’il devient ou est devenu, d’ailleurs, depuis que « des hommes blancs, sévères, aux sourcils épais, sont venu jusqu’à [leur] territoire ».