Le Tripode

De pierre et d’os – Bérangère Cornut – Le Tripode

Le chant d’Uqsuralik

Le roman s’ouvre sur une fracture : celle de la banquise, qui sépare Uqsuralik, jeune Inuit, de sa famille et de son enfance. Son père a tout juste le temps de lui lancer, par-dessus la faille, un maigre viatique : une peau, un harpon qui se brise et se perd dans l’eau, une dent d’ours en amulette. Armée du couteau en demi-lune qui n’avait pas quitté sa poche, bientôt rejointe par sa chienne Ikasuk et quatre jeunes mâles plus prédateurs que protecteurs, elle se met en route, aiguillonnée par la nécessité de survivre : d’abord trouver un abri et de la nourriture, et s’imposer comme cheffe de la meute pour ne pas finir dévorée. Ensuite, rejoindre d’autres Inuits pour entrer, un jour, dans une nouvelle famille. Puis devenir femme, amante, mère, et enfin chamane.

C’est une vie rude et rudimentaire que la sienne. Une vie régie par les saisons et les éléments, par l’alternance du jour et de la nuit. Une vie réduite à des préoccupations primaires : s’abriter, se garder du froid, chasser pour se nourrir et se vêtir. C’est une vie habitée pourtant, voire hantée, comme l’est le livre de Bérangère Cornut : le monde des Inuits, qui vivent en symbiose avec lui, est peuplé d’esprits qu’il faut honorer, à qui il faut obéir, dont il faut s’attirer les bonnes grâces et, parfois, se protéger, par l’intercession des chamanes et de talismans – ainsi l’esprit d’un animal qu’on vient de tuer doit-il être remercié de s’être laissé prendre. 

Si ce roman, récit d’une longue initiation, nous transporte et nous ravit, c’est d’abord parce qu’il est porté par la voix d’un personnage fort et singulier, qui se densifie, s’approfondit et se nuance au fil du récit : Uqsuralik. Elle raconte sans fioriture les vicissitudes de son existence, exprime sans effusions ni afféterie ses sentiments, décrit avec simplicité les gens et les lieux, les plantes et les bêtes, mais aussi ses songes et ses visions.

Cela tient ensuite à la manière dont l’auteure, qui s’est abondamment documentée au Muséum d’histoire naturelle de Paris, nous immerge dans la culture des Inuits, dans un mode de vie et une vision du monde très anciens et aux antipodes des nôtres. À travers Uqsuralik, elle décrit avec précision et force détails leurs habitudes et leurs mœurs, les gestes journaliers, les croyances et les rituels qui façonnent leur existence et lui donnent sens. Elle nous fait aussi entendre d’autres voix, dans une polyphonie qui donne corps et âme à l’univers inuit. Ces voix, ce sont celles des autres personnages mais aussi d’animaux, d’esprits ou de créatures mythologiques, dont les chants scandent le récit et l’animent de leur souffle. 

Ce charme opère enfin grâce à l’écriture claire et limpide de Bérangère Cornut, qui tire sa force et son pouvoir d’évocation de sa sobriété et d’images qui convoquent la faune et la flore, le cosmos et la vie quotidienne. Ainsi, quand Uqsuralik est à nouveau enceinte après une longue attente, elle dit sentir « une piqûre très délicate, comme une petit dent d’ours qui [lui] chatouillerait les entrailles par intermittence » et, à d’autres moments, « comme un éclat de glace flottant, qui chercherait absolument à percer la surface de [s]on ventre ». Elle nous fait ainsi sentir, tout au long du roman, l’intimité profonde et la relation instinctive qui l’unissent au monde – sentir à quel point nous sommes, nous, séparés du nôtre. Surtout, elle suscite, par petites touches, son univers, un univers lointain, étrange et étranger, qui nous devient peu à peu familier, sans rien perdre pourtant de sa foncière étrangeté, comme un mirage – ce qu’il devient ou est devenu, d’ailleurs, depuis que « des hommes blancs, sévères, aux sourcils épais, sont venu jusqu’à [leur] territoire ».