Actes Sud, Essais, L'échappée, Société

Questions de société : Stefano Boni et David Van Reybrouck

« Je ne crois plus, avec Voltaire, que l’imprudence soit « une sotte vertu ». Nous avons eu tort de supprimer la cheminée au nom du radiateur, d’avoir soldé nos bicyclettes sous prétexte qu’il y avait des autos, d’avoir négligé de faire, à côté de notre compteur à gaz et de notre compteur électrique, des provisions de bougies, voire de chandelles, de charbons divers et de cotrets. L’imprudence, apanage faussement brillant de l’homme, faisait dire au Cardinal qu’imprudence et misère étaient deux termes synonymes. Je pense en frémissant à certains immeubles que j’ai connus, du côté du parc Monceau, où l’on accédait aux étages uniquement par l’ascenseur. Tant de mépris à l’égard du vieil escalier de nos pères conduit tout droit à regretter l’échelle. Nous la regretterons – et ce sera justice. Nous aurions dû ne jamais cesser de nous exercer à nous servir de nos bras, de nos jambes et de notre tête exactement comme s’il devait être fatal, périodiquement, que nous fussions rendus à notre condition primitive d’hommes nus sur une planète sans confort.

Les prudents ont les dieux pour parents.

C’est un proverbe grec.« 

Extrait de la nouvelle « Prudence » dans le recueil Déjeuners de soleil, de Léon-Paul Fargue (1942).

Excellente mise en bouche avant de commencer Homo Confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, de Stefano Boni : un essai intéressant et subversif puisqu’il interroge une notion rarement remise en question, celle du confort, « devenue un idéal absolu ».

Mais que se cache-t-il derrière cette recherche éperdue de confort, de facilité, de moindre effort ? Le confort répond-il à la satisfaction de besoins réels ? Dans une certaine mesure, mais pas ou plus seulement : « Désormais, le confort ne sert plus seulement à satisfaire nos besoins réels, mais constitue le cœur d’une logique économique, sociale et psychologique dans laquelle notre sentiment de bien-être repose sur l’accumulation d’objets pratiques et sur le recours systématique à la technologie. » Par conséquent : « Le confort¨ […] offre une satisfaction qui nous assujettit : il génère des subjectivités plus fragiles politiquement, conséquence de l’individualisme et de la perte d’autonomie. »

De l’asservissement de la nature à la recherche éperdue du bien-être, en passant par la perte de nos savoir-faire et de notre expérience multisensorielle d’être au monde, Stefano Boni nous invite à prendre du recul par rapport à ce confort tant prisé. Comme il l’écrit dans la postface, en répondant aux critiques suscitées par la première édition du livre, son but n’est pas de renier le confort – ou un certain confort –, mais de le conscientiser, de l’interroger, de reprendre la main en se demandant individuellement, mais aussi – et surtout – collectivement ce que nous gagnons et ce que nous perdons au cœur de nos vies confortables. Car s’il nous épargne la fatigue, le confort nous endort. Et est-elle encore désirable, fait-elle encore réellement rêver, cette vie perpétuellement endormie ?

Homo Confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, Stefano Boni, L’échappée.

Autre invitation à nous interroger et à reprendre nos vies en main, la nouvelle publication de David Van Reybrouck : Nous colonisons l’avenir. Préoccupé par les questions écologiques, politiques, démocratiques, David Van Reybrouck émet quatre propositions visant à permettre au citoyen de s’impliquer de manière plus active et directe dans la transition écologique.

Nous colonisons l’avenir, David Van Reybrouck, Actes Sud.

Actes Sud, Club de lecture

Rentrée littéraire – Club de lecture – Pleine terre – Corinne Royer – Actes Sud

Une révélation ! Un plaisir intégral de découvrir ce livre et cet auteur. Récit très bien écrit et bien structuré. A partager absolument pour tout qui s’intéresse, de près ou même de loin, à la terre, à la ruralité, à l’élevage, mais surtout à la façon dont une certaine conception du soin à la terre et aux animaux s’entrechoque (très) violemment aux exigences de l’agriculture industrielle.


Cela se passe en France, mais pourrait se passer en Belgique. Un agriculteur d’à peine 38 ans, harcelé par des fonctionnaires zélés et insensibles, fait barrage aux procédures qui s’abattent sur sa têt en matière de suivi sanitaire et décide de « cavaler » dans la forêt, où il disparait pendant dix jours. Ceci est inspiré d’un fait divers authentique qui s’est déroulé (dramatiquement!) en France il y a trois ans. Bien qu’il s’agisse d’un ROMAN, l’intelligence de l’autrice est d’avoir rendu cela plausible via une bibliographie très élaborée et, surtout, d’avoir opté pour une construction narrative en deux temps.

Primo, les jours de cavales en solitaire de Jacques Bonhomme (le nom du personnage central, allusion aux Jacqueries), l’un après l’autre. Secundo, faire parler, entre chaque jour de cavale, ceux et celles qui connaissent cet agriculteur hors normes (par ailleurs, grand lecteur) et qui attestent non seulement de sa bonne foi, mais aussi de sa pratique d’une agriculture vraiment et profondément saine, tant sur le plan « physique » que « moral »: sa soeur, un couple d’amis, d’autres cultivateurs, et… un des fonctionnaires obnubilés par la bureaucratie, troublé par le « mal qu’il a fait, peut-être…. »


C’est un roman profondément ancré dans notre époque, magnifiquement écrit (qui m’a vraiment ému à deux reprises) et qui fait beaucoup, beaucoup écho aux grandes questions de l’avenir des équilibres sur la Terre.


Humain, profond et contemporain (malgré, peut-être, un petit rebondissement dans les dix dernières pages qui n’était peut-être pas indispensable, mais ceci est vraiment mineur….).


Je ne saurais trop le recommander !

Un avis de Philippe.

Actes Sud, Policier - thriller, Romans

« Le Nouveau », Keigo Higashino, Actes Sud

« Le nouveau », c’est Kaga, récemment muté au commissariat de Nihonbashi à Tokyo. Il est chargé d’enquêter sur le meurtre de Mitsui Mineko, une femme de quarante-cinq ans retrouvée étranglée dans son studio. Elle aussi était nouvelle dans le quartier.

Si l’intrigue est relativement classique, ce qui fait le charme et l’intérêt de ce roman, c’est d’abord son enquêteur atypique réputé pour son sens de l’observation. S’attachant à de menus détails auxquels personne ne prête attention, il avance étrangement, mais sûrement vers la résolution de l’énigme. Par ailleurs, Kaga s’intéresse autant à l’enquête qu’aux gens qu’il rencontre et fait preuve envers ses interlocuteurs d’une grande humanité, voire d’une délicatesse touchante.

Cette attention à l’humain se révèle également dans la construction du roman, chaque chapitre étant consacré à un personnage lié de près ou de loin à l’affaire, en privilégiant les commerçants du quartier de Nihonbashi. Le lecteur suit Kaga dans ses déambulations, découvre avec lui les petites échoppes, fait connaissance avec les habitants de ce coin de Tokyo. Si le récit semble brouillon au départ et s’il faut s’accrocher pour intégrer tous les noms qui défilent, une géographie finit par se dessiner et les liens se tissent. Chaque chapitre se déploie comme une petite nouvelle – que les personnages réapparaissent ou non, chacun aura droit à la résolution de son mystère – pour s’assembler finalement en un roman cohérent et sensible.

Nadège

Actes Sud

La beauté des jours – Claudie Gallay – Babel

Jeanne mène une vie aux apparences modestes et conventionnelles : mariée, elle est mère de deux jeunes filles qui s’éloignent peu à peu du foyer. Ses journées s’écoulent paisiblement, entre son travail à la poste, ses séances de natation, ses soirées et ses fins de semaine avec son mari et ses filles ou dans sa famille de petits agriculteurs. Rien que de très « banal », rien que de très « normal » : Jeanne, c’est vous, c’est moi, c’est une Madame Tout Le Monde parmi d’autres, et on pourrait croire qu’il n’y a rien à écrire sur elle.

Rien n’est plus faux : cette femme à la sensibilité vive et fine nourrit une passion pour l’artiste-performeuse Marina Abramović, qui la fascine parce qu’elle embrasse tout ce qui la terrifie et qu’elle est animée d’une ardeur et d’une audace folles – toutes choses qui lui sont étrangères, à elle, Jeanne la douce, la calme, la discrète, la candide. « Ce que vous faites me console de moi », lui écrit-elle dans une lettre. Cette dilection ouvre en elle et dans son existence un espace inconnu, en friche, sauvage – à explorer.

Jeanne aime aussi la mer et les arbres, suivre des inconnus dans la rue pour les observer à la dérobée et « les retards. L’imprévisible qui surgit dans la vie. Pas dans la sienne. Dans la vie des autres » – mais cette fois, c’est dans la sienne qu’il surgit, en la personne de Martin, son premier amour, dont la réapparition inopinée colorera son existence de teintes nouvelles – pas forcément celles qu’on imagine d’abord.

La beauté des jours est un roman sur la non-banalité des existences « banales », qui montre comment une vie ordinaire peut être enluminée et nuancée, approfondie et épaissie, pour peu qu’on s’en donne la peine – ou plutôt la joie ! Les détails et les choses les plus simples, les plus humbles, y prennent sous le regard attentif de Jeanne et de l’auteure un relief et un éclat dont on pourrait les croire dépourvues – parce qu’on ne sait pas regarder … C’est un roman qui illustre les pouvoirs de l’art, sa nécessité même, si l’on aspire à une vie haute et dense, une vie qui ne soit pas bornée et plafonnée, rangée et étiquetée, étriquée et asséchée.

C’est aussi une histoire de transformation, d’éclosion et d’épanouissement : le travail et la personnalité de Marina Abramović fermentent en Jeanne, et décantent, tout comme ce que réveillent ses retrouvailles avec Martin. Peu à peu, elle fait peau et âme neuves, sans changer pour autant, en restant Jeanne, dans la beauté renouvelée des jours.

En un mot, c’est un roman lumineux, écrit dans une langue d’une grande sobriété, simple et claire, vive et juste, qui réjouit et vivifie.

Delphine

Actes Sud, Romans

Imaginer la pluie, Santiago pajares, Actes Sud

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Il s’appelle Ionah, « colombe ». De colombe, il n’en a jamais vu. De pluie, non plus. Sa mère, elle, a vu l’eau tomber du ciel. Avant. Avant que tout change. Avant que le monde ne soit détruit par les hommes, assoiffés d’envies toujours inassouvies.

La mère ne lui parle pas du passé. On ne regrette pas ce qu’on ne connaît pas, dit-elle. Leur monde, aujourd’hui, c’est le désert, leur appentis, un potager, un puits et un palmier.

Alors, elle lui apprend à se battre. Pour survivre dans le désert. Pour poursuivre son chemin, après. Après elle.

Il s’appelle Ionah. Il est seul. Au milieu du désert. Il imagine la pluie. Il imagine le monde, avant. Et il se bat. Mais peut-on passer sa vie à survivre ? Peut-on passer sa vie loin de toute autre vie ? Et s’il fallait un jour tracer son propre chemin vers l’humanité ? Imaginer. Rencontrer. Réinventer.

Santiago Pajares s’inspire du Petit Prince de Saint-Exupéry pour s’interroger sur notre société et les risques que nous prenons à désirer toujours plus en oubliant l’essentiel. Mais qu’est-ce que l’essentiel ? C’est toute la réflexion de ce très beau roman.