Traduit intégralement et édité pour la première fois en français, La fille du sculpteur a été publié en Suède en 1968. C’est le récit d’une enfance inspirée de celle de Tove Jansson, au début du XXe siècle, qui prend la forme d’une série de brefs épisodes peuplés par la famille et les animaux du sculpteur mais aussi par quelques figures étranges – comme Fanny, la vieille dame qui collectionne les cailloux, les coquillages et les animaux morts, allume le feu du sauna et chante pour appeler la pluie, ou « la vieille fille qui avait une idée ». La temporalité y semble brouillée, diluée, flottante, subjective surtout, et pour cause : nous sommes plongés dans le temps vécu par la drôline, un temps qui mêle celui du calendrier et de la vie quotidienne avec celui des histoires et de la vie intérieure, car le narrateur n’est autre que la fille du sculpteur.
Ce choix d’un point de vue enfantin fonde la féérie de ce récit à l’atmosphère surréelle. Le monde de l’enfant est habité : par les humains et leurs animaux, mais aussi par l’ange de la rocaille, la « grosse créature grise » qui rampe sur le port à la brunante, les serpents du tapis … Une forme de pensée magique dote les êtres et les choses de pouvoirs étranges, et les secondes, en sus, d’une vie insoupçonnée. Les frontières entre le réel et l’imaginaire sont floues et poreuses ; on ne distingue pas clairement ce qui arrive et est perçu de ce qui est imaginé et projeté : les propos « réalistes » et « fantaisistes » sont posés avec autant d’aplomb et de naturel ; la vie et les fables semblent inextricablement entremêlées. Enfin, une attention passionnée, celle de la petite, affirme et restaure la valeur et l’importance foncières de toute chose, de tout ce qui est et se manifeste, jusqu’aux détails et aux phénomènes les plus infimes ou « insignifiants » – selon un point de vue « adulte », s’entend.

Cette vision du monde, à la fois onirique et ancrée dans la chair du monde, fait de La Fille du sculpteur une fantasmagorie qu’on est tout disposé à prendre pour réelle, sous l’influence de l’enfantine et inébranlable foi de la narratrice en ses contes merveilleux, et de l’impression d’évidence qui émane de sa parole vive et simple – si l’on consent à se prêter au jeu … C’est un livre qui suggère que nous avons, par la façon dont nous la regardons, un pouvoir créateur sur notre existence – non sans ambiguïté : il peut sembler que ce soit l’apanage de l’enfance, et on sent une tension entre le regard de l’enfant et celui des adultes… Un livre qui rappelle et atteste, par le charme qu’il diffuse, la nécessité et la puissance des histoires et des mots, pourvoyeurs de sécurité – « Tout le reste est dehors et rien ne peut entrer », le temps d’une histoire, et on peut répéter « un grand mot encore et encore jusqu’à ce qu’on soit en sécurité » – mais aussi et surtout de joie.
En somme, un livre inspirant et réjouissant, qui arrache et déplace, qui fait l’éloge de l’imaginaire et d’une existence vouée à la création et au bonheur, qui enchante tout en invitant à réenchanter notre vie – cela paraît simple, si simple, à le lire …
Delphine
