Picquier

La papeterie Tsubaki – OGAWA Ito – traduit du japonais pas Myriam Dartois-Ako – Picquier

Après avoir voyagé, Hatoko – surnommée Poppo – rentre chez elle, à Kamakura, pour s’installer dans une ancienne maison traditionnelle, prendre possession de la papeterie que lui a léguée sa grand-mère et devenir à son tour, comme elle l’a appris, écrivaine publique.

Jour après jour, la jeune femme raconte sa vie par le menu : ménage, repas, échanges avec sa voisine, accueil des clients dans le magasin … Surtout, elle parle de l’Aînée, sa grand-mère, de ses travaux d’écriture et des personnes qui lui confient le soin de trouver les mots qui leur manquent.

Au fil de l’histoire, la relation qui la lie à sa grand-mère se dévide comme pelote, le portrait de cette aïeule exigeante, sévère et austère, se nuance peu à peu de teintes plus douces, et la légende « familiale » se détricote … L’auteure tire ainsi le fil de la filiation, interroge l’amour qui ne se dit pas – ou d’une façon détournée et maladroite –, la transmission qui s’impose et la manière dont se trame un destin.

Se déploie aussi, dans ce roman, l’art d’écrire pour les autres, un art fait d’une attention fine, d’un soin extrême et d’une sensibilité vibrante, d’une empathie discrète et d’une clairvoyance prudente, qui se manifestent dans le choix des mots et des tournures, bien sûr, mais aussi dans celui de la couleur de l’encre, de la forme et de la texture du papier, du type d’enveloppe … tout, jusqu’au timbre, doit être signifiant et adéquat – de sorte que les séances d’écriture relèvent presque du rituel.

Et c’est cela – en plus du personnage attachant et touchant – qui réjouit et charme, dans La Papeterie Tsubaki : cette façon de vivre, d’être et de faire, de regarder et de sentir, d’entrer en relation avec les autres … empreinte d’une délicatesse et d’une attention qui rendent à toute chose, grande ou petite, visible ou invisible, sa valeur et son importance. C’est comme si, dans la partition de la vie, aucune note ne devait être négligée, pas même la plus ténue – car elle contribue autant que les autres à l’harmonie et à la mélodie de l’ensemble.

Delphine

Littérature étrangère, Picquier

Le goût sucré des pastèques volées – Sheng Keyi – traduit du chinois par Brigitte Duzan et Ji Qiaowei – Picquier

Sheng Keyi est née en 1973 dans un village très pauvre de la campagne chinoise. À vingt et un ans, comme beaucoup de jeunes gens, elle quitte sa terre pour la ville, et devient romancière. Dans Le goût sucré des pastèques volées, elle raconte cette enfance, en précisant, à la fin de son récit, que « ce ne sont que des images sur la solitude et la tristesse de [s]son enfance, des souvenirs strictement personnels sans aucune prétention artistique ».

À part pour la prétention, dont elle est dénuée, il ne faut pas la croire. Non que cette période de sa vie ait été épargné par la tristesse et la solitude : la vie était – est toujours, mais d’une autre façon – rude, dans les campagnes chinoises, et l’écrivaine en a éprouvé les rigueurs et l’âpreté. 

Mais son récit, sans les occulter, sans pêcher par idéalisme – pas plus d’ailleurs que par pathos ou misérabilisme – ne se cantonne pas à ces sentiments sombres, loin de là : il donne aussi à voir, à sentir et à rêver la richesse de cette existence dépourvue d’artifices, fondée certes sur le labeur mais aussi sur une manière dense et profonde d’habiter le monde et de tisser des liens – qui semble perdue …

Il brosse ainsi, à travers une expérience singulière, un tableau de la Chine passée et présente, et souvent, Sheng Keyi se révolte et se désole – et nous avec elle ! – des ravages causés par la modernisation, le capitalisme, le consumérisme et la politique du régime en place : saccage de la faune et de la flore, mais aussi des traditions et des coutumes, de l’esprit et de l’âme. À ce titre, c’est un livre à la fois dépaysant et d’un très grand intérêt – la Chine vue par une Chinoise, et non à travers le prisme déformant d’un regard occidental.

S’y déploie, fragment par fragment, le tissu, inconnu et exotique pour nous, de la vie quotidienne d’une petite fille assez pauvre, dans la Chine de l’époque. C’est avec beaucoup de simplicité et de sobriété que la désormais citadine raconte son enfance, évoque ses joies et ses peines, sur un ton juste et avec une écriture très fluide – que la traduction a rendue telle, en tout cas. On sent aussi, dans ses observations et ses réflexions, une attention fine à toutes les manifestations de la vie et des êtres, ainsi qu’aux choses, et une hauteur d’âme, si je puis dire, qui est vivifiante.

Enfin, il faut dire un mot des dessins qui illustrent le livre, et qui sont l’œuvre de l’auteure. On y retrouve une petite silhouette vêtue de rouge et de vert, accompagnée d’un chien, dans des paysages qui donnent à songer. Leur présence, leur douceur candide, n’est pas le moindre des agréments de ce récit, dont la tonalité est certes nostalgique et mélancolique, mais qui sonne comme une conversation que nous accorderait Sheng Keyi, et qu’on voudrait voir durer un peu plus longtemps.

Delphine

Picquier

L’été de la sorcière – Nashiki Kaho – traduit du japonais par Déborah Pierret-Watanabe – Picquier

« Encore une histoire de sorcières », direz-vous peut-être …  Oui, mais celle-ci n’a ni chapeau ni balai, ne finit ni pourchassée ni brûlée, et ne prononce aucune formule magique – quoi qu’une aura un peu magique l’environne.

L’été de la sorcière est une histoire de transmission et de filiation, entre une grand-mère et sa petite-fille. La première, d’origine anglaise mais acclimatée à son pays d’adoption, le Japon, est une sorcière – de celles qui connaissent les plantes et les bêtes, les remèdes aux maux du corps et du cœur ; de celles qui ont « quelque chose d’insondable, un côté mystérieux et impénétrable » et un don de clairvoyance. La seconde, Mai, est une enfant fragile dotée d’une sensibilité extrêmement fine. Un jour, pétrie d’angoisse, elle refuse de retourner à l’école, qui est devenue pour elle un « lieu de souffrance ». Désemparée, sa mère la confie à sa grand-mère. La vieille dame, que la petite adore, lui dispensera pendant son séjour une éducation particulière.

C’est une histoire très simple, écrite – en tout cas traduite – dans un style sobre et fluide. Elle est racontée à travers le regard de Mai enfant, au moment de sa retraite chez « la Sorcière de l’Ouest », puis jeune fille, deux ans plus tard, et ce point de vue imprègne le récit d’une candeur et d’une fougue juvéniles qui charment et réjouissent. Rien n’est plus banal, en apparence, que le séjour d’une enfant chez sa grand-mère, et que la vie qu’elles mènent ensemble, rythmée par les repas et les tâches domestiques, les soins aux poules et au jardin. Il semblerait presque que rien ne se passe, dans cette existence très ordinaire …

Or pour Mai, ces quelques semaines ont valeur d’initiation : elle ne sera plus tout à fait la même, après. Sa grand-mère lui inculque quelques connaissances qui étaient autrefois celles des sorcières mais aussi, dans une moindre mesure, du commun, et que la modernité a occultées et condamnées. Elle lui transmet des préceptes pour acquérir discipline, force et liberté d’esprit, pour prendre ses propres décisions. L’enfant fait aussi l’expérience transformatrice d’investir un lieu à soi – un petit bosquet de bambou qui sera son refuge – et d’une relation d’ordre mystique à la nature – c’est un lieu commun, que ce rapport à la nature, dès qu’il est question de sorcière, mais il est d’une belle et nécessaire communauté, et même communion. Enfin, la vieille dame, et l’auteure à travers elle, rendent aux choses et à la vie ordinaires, par leur manière de les regarder et de les accomplir, leur densité et un reflet moiré qui confine au mystère et à une forme de sacré – ce qui est encore une éducation, de celles qui élèvent, dans le beau sens du terme.

En outre, sous des dehors qui peuvent paraître anodins, L’été de la sorcière est un roman qui pose des questions intéressantes sur la singularité et la solitude, la liberté et l’indépendance, les relations complexes entre les mères et leurs filles, et qui brosse le portrait d’une femme au caractère altier et généreux, sagace et têtu, qui ne s’en laisse ni conter ni dicter – une grand-mère rêvée, dirais-je.

En somme, c’est un livre limpide et lumineux qui égaie, réconforte et laisse songeuse.

Delphine