Sheng Keyi est née en 1973 dans un village très pauvre de la campagne chinoise. À vingt et un ans, comme beaucoup de jeunes gens, elle quitte sa terre pour la ville, et devient romancière. Dans Le goût sucré des pastèques volées, elle raconte cette enfance, en précisant, à la fin de son récit, que « ce ne sont que des images sur la solitude et la tristesse de [s]son enfance, des souvenirs strictement personnels sans aucune prétention artistique ».
À part pour la prétention, dont elle est dénuée, il ne faut pas la croire. Non que cette période de sa vie ait été épargné par la tristesse et la solitude : la vie était – est toujours, mais d’une autre façon – rude, dans les campagnes chinoises, et l’écrivaine en a éprouvé les rigueurs et l’âpreté.
Mais son récit, sans les occulter, sans pêcher par idéalisme – pas plus d’ailleurs que par pathos ou misérabilisme – ne se cantonne pas à ces sentiments sombres, loin de là : il donne aussi à voir, à sentir et à rêver la richesse de cette existence dépourvue d’artifices, fondée certes sur le labeur mais aussi sur une manière dense et profonde d’habiter le monde et de tisser des liens – qui semble perdue …

Il brosse ainsi, à travers une expérience singulière, un tableau de la Chine passée et présente, et souvent, Sheng Keyi se révolte et se désole – et nous avec elle ! – des ravages causés par la modernisation, le capitalisme, le consumérisme et la politique du régime en place : saccage de la faune et de la flore, mais aussi des traditions et des coutumes, de l’esprit et de l’âme. À ce titre, c’est un livre à la fois dépaysant et d’un très grand intérêt – la Chine vue par une Chinoise, et non à travers le prisme déformant d’un regard occidental.
S’y déploie, fragment par fragment, le tissu, inconnu et exotique pour nous, de la vie quotidienne d’une petite fille assez pauvre, dans la Chine de l’époque. C’est avec beaucoup de simplicité et de sobriété que la désormais citadine raconte son enfance, évoque ses joies et ses peines, sur un ton juste et avec une écriture très fluide – que la traduction a rendue telle, en tout cas. On sent aussi, dans ses observations et ses réflexions, une attention fine à toutes les manifestations de la vie et des êtres, ainsi qu’aux choses, et une hauteur d’âme, si je puis dire, qui est vivifiante.
Enfin, il faut dire un mot des dessins qui illustrent le livre, et qui sont l’œuvre de l’auteure. On y retrouve une petite silhouette vêtue de rouge et de vert, accompagnée d’un chien, dans des paysages qui donnent à songer. Leur présence, leur douceur candide, n’est pas le moindre des agréments de ce récit, dont la tonalité est certes nostalgique et mélancolique, mais qui sonne comme une conversation que nous accorderait Sheng Keyi, et qu’on voudrait voir durer un peu plus longtemps.
Delphine