Elle sort de la forêt seule sur son cheval. Agée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France.
Ainsi commence la légendaire histoire de Marie de France selon Lauren Groff. Légendaire, car on ne connaît rien de la biographie de cette poétesse du Moyen Age : un terrain de jeu idéal pour une romancière. Celle-ci attribue à Marie tous les atours d’un personnage de conte : Marie provient d’une lignée de viragos, des « sauvageonnesqui filaient au grand galop à travers la campagne, montaient scandaleusement à califourchon, s’entraînaient avec leurs maîtres d’armes à l’épée et au poignard, connaissaient huit langues, plus un peu d’arabe et de grec, et tous ces manuscrits poussiéreux, imaginez toutes ces femmes contre-nature professant leurs opinions trop fort, se coupant la parole, argumentant, se battant jusqu’au sang, apprenant à manier la hache d’armes, ces femmes si étranges et si brutales ». Marie est géante (trois têtes de plus qu’une femme « normale »), disgracieuse, le visage chevalin… en un mot, Marie est laide. Cependant, à cette laideur s’ajoutent une volonté de fer, de l’orgueil et de l’ambition, toutes qualités qui lui permettront de devenir une abbesse crainte, respectée et aimée de ses sœurs qui la suivront, malgré de forts désaccords parfois, dans toutes ses entreprises.
Mais reprenons, Marie a dix-sept ans et s’apprête à entrer dans les ordres, contre son gré, mais selon la décision d’Aliénor d’Aquitaine, bien heureuse de se débarrasser de cette bâtarde, en lui dégottant par faveur papale, une place de prieure dans une abbaye royale. « Au moins savait-on à présent quoi faire de cette étrange demi-sœur, bâtarde de sang royal. Au moins, à présent, avait-elle une utilité. » Les commérages vont bon train, certaines ne donnent pas cher de la jeune fille et, pourtant, au fil des ans, Marie trouve sa place dans la communauté, sa rage se mue en amour pour ses sœurs et sa volonté de les protéger et de faire de l’abbaye un refuge de paix en autarcie ne cessera de croître : arrivée en pleine période de malefaim et de pauvreté, Marie laissera une abbaye riche et prospère quelques décennies plus tard.
Récit d’une femme ambitieuse, Matrix est aussi une immersion sensorielle, sensuelle, charnelle : l’écriture de Lauren Groff exhale les odeurs, les matières, le froid, la chaleur, les désirs, le plaisir et la douleur… C’est un plongeon dans une époque où l’être humain était en contact direct avec le monde, sans écran, sans aseptisation. Tout se respire, tout s’éprouve.
C’est aussi un roman d’une grande modernité, un parti pris qui pourrait surprendre ou déranger comme une forme d’anachronisme mais qui n’est l’est peut-être pas tant que ça. En effet, un nouveau courant s’ouvre pour redécouvrir l’histoire des femmes sous un autre prisme, notamment les femmes du Moyen Age.
Ainsi Janina Ramirez nous invite à faire connaissance avec des Femmes remarquables du Moyen Age, sans « réécrire l’histoire », en « utilis[ant] les mêmes faits, chiffres, événements et preuves que ceux auxquels nous avons toujours eu accès, associés aux avancées et découvertes récentes. La différence est [qu’elle] déplace le centre de l’attention ». Expliquant sa démarche : « [t]rouver des femmes du Moyen Age émancipées et dotées d’une capacité d’action est ma façon d’infléchir la réflexion, en proposant de nouveaux récits aux lecteurs d’aujourd’hui. »
Quant aux auteurs de La femme dans la cité au Moyen Age, « ils mettent en exergue le rôle social de la femme médiévale » en « s’appuyant sur des écrits relatifs à la vie quotidienne », « reprenant de nombreuses histoires et anecdotes ».